Lettre ouverte à un collègue instit,

Dans un récent courrier, tu me faisais part de tes difficultés avec un élève suivi par la MDPH. Où la présence d’une AVS dans ta classe ne t’était pas d’un grand secours. Tu doutais de ta pratique professionnelle et tu émettais l’hypothèse de proposer aux parents de le changer d’école.

Rejette cette hypothèse. Continue ton auto-critique professionnelle mais ne laisse pas la hiérarchie et la politique la transformer en remise en cause culpabilisante et humiliante. Tes difficultés sont normales. Nous tous les connaissons. Elles ne sont pas de ton fait. Voici d’où elles viennent :

De l

Le problème que tu soulèves est très sérieux et nous concerne tous. C’est celui de l’intégration des enfants en grande difficulté, que cette difficulté soit intellectuelle, psychologique ou physique. Et, par voie de conséquence, c’est le problème de nos difficultés dans le travail. Quand nous avons discuté sur l’AIP, lors de la dernière animation pédagogique, on m’a rétorqué qu’on ne pouvait se plaindre de disposer d’un temps confortable pour s’occuper des enfants en difficultés passagères. C’est oublier, à mon sens, que cet AIP est mis en place parallèlement à la réduction des moyens pour l’éducation spécialisée et adaptée (RASED, clis, CMP et autres structures…) ce qui revient à nous octroyer 2 heures de confort pour mieux nous faire avaler les 24 heures restantes, rendues de plus en plus difficiles parce qu’on nous contraint à gérer de plus en plus d’enfants en grandes difficultés en nous ayant ôté des moyens pour les accueillir convenablement.

AVS/EVS !

Au passage, rappelons que l’essentiel des moyens pour l’intégration de ces enfants ne consiste pratiquement plus aujourd’hui qu’en l’embauche d’un AVS. On aurait pu alors imaginer un nouveau corps de professionnels – ce qui n’est pas souhaitable à mon avis mais c’est un autre sujet – se construisant une vraie compétence grâce à l’expérience cumulée au fur et à mesure des années et à la formation. Oui mais voilà, les AVS sont mal payés, systématiquement virés au bout de 3 ans (c’est un peu court pour se forger une expérience !) et l’Etat ne répond pas à ses obligations de formation.

On pourrait également considérer que le travail dans la classe, puisqu’on est deux pour un enfant, devient un travail d’équipe, et donc dégager du temps pour réfléchir en équipe à l’enfant qui nous pose difficulté. Vous avez du temps, l’AVS et toi, pour discuter sérieusement ? D’autant moins de temps que la journée s’est allongée grâce à l’AIP !…

Culpabilisation didactico-pédagogique :

La place de plus en plus importante d’évaluations dont tu n’es plus maître, la fréquence augmentée des inspections recentrées sur la culture du résultat et de la performance autour de chiffres bien peu signifiants, la suppression discrète des éléments d’analyse sociologique (des chiffres autrement plus pertinents !)… tout ceci vise à déresponsabiliser l’institution étatique pour culpabiliser les enseignants et les familles. C’est de l’asservissement programmé. Tente de résister. Ne construis pas ton autocritique sur de telles bases. Elles ne peuvent que te nuire. Elles ne sont pas professionnelles.

 Et l

L’École Publique est un projet de société. Tous les enfants ont le même droit d’accès à un enseignement de qualité, qui doit transmettre des valeurs de solidarité et de liberté. Cette école est celle de tous. Elle ne peut appartenir à aucune institution. Elle est au service des enfants, non de leurs parents, et encore moins au service de politiques. Elle n’est pas un bien de consommation qu’on pourrait choisir. On ne choisit pas son école, on ne choisit pas son enseignant. On ne devrait même pas pouvoir choisir de s’y soustraire. L’obligation de rencontrer l’autre, n’importe quel autre, quelle que soit son origine, quelles que soient ses convictions politiques ou religieuses, quel que soit son milieu social, quels que soient ses handicaps ou ses atouts, quelle que soit n’importe quelle considération… cette obligation de le rencontrer dans un espace protégé de la violence sociétale, est une fondation de la démocratie.

Mais ce projet est attaqué. Et ton désarroi , finalement, vient de là… N’abdique pas !

Pourquoi considérons-nous que l

D’abord, qu’on se comprenne bien, ce n’est pas l’institution étatique que nous voulons défendre, mais son projet. Le projet laïque d’une école pour tous, préparant à la démocratie. Mis à mal. Mis à mort peut-être ? Comment ?

1. On lui oppose depuis toujours une autre école, confessionnelle, projet d’une Église, et dont l’existence permet à certaines familles d’en fuir d’autres. Rien que cela dissout le devoir de mixité, principe d’une vraie démocratie.

2. Un discours relativement récent, devenu majoritaire, tend à vouloir désingulariser ces deux écoles. Comme si leur projet était équivalent, voire identique. Ne pas relancer la guerre scolaire entend-on souvent. On cherche aujourd’hui à les financer également (dernière en date, loi Carle).

Cette vieille concurrence idéologique est en train de céder le pas à l’idéologie moderne, de la concurrence généralisée. On facilite l’émergence et le développement de nouvelles écoles, tenues par d’autres religions (écoles coraniques, hébraïques…) ou bien par des groupes financiers. Comme si ces groupes avaient besoin d’argent, on facilite via les subventions ou les crédits d’impôts le fonctionnement de ces écoles privées. (Serena subventionnée par nos mutuelles ou Acadomia par nos impôts…)

3. Si l’idée d’accueillir les handicapés au milieu des autres enfants est une idée légitime qui va dans le sens du développement de la mixité, le fait de réduire la qualité de leur accueil tout en développant les possibilités de fuite pour les autres revient, en pratique, à développer les discriminations négatives. C’est donc exactement le contraire de notre projet.

Le handicap est ce qu’une société définit comme tel. Il est à la mesure de sa capacité à normaliser. Plus la norme va devenir précise et s’infiltrer dans tous les champs, plus on créera de nouvelles formes de handicap. Or, quel est l’effet de toutes ces évaluations permanentes, uniformes, qu’on nous contraint de pratiquer à l’école ?

On uniformise non seulement les évaluations mais également les moyens (moins de ZEP, AIP pour toutes les écoles, quel qu’en soit le public) pour mieux mettre les travailleurs en concurrence. Nier la réalité d’un terrain hétérogène, c’est une autre façon d’abdiquer le projet de mixité et d’égalité des chances.

On nous demande de participer à la chasse aux sans-papiers. Mais l’école est l’école de tous les enfants. TOUS.

Pour mieux contrôler tout cela, on crée des données sur les individus, on les enferme dans des caractéristiques médicales, psychologiques, sociales, économiques, de nationalité, d’origine, de confession… On informatise le tout (carte vitale, base élève, fichier d’empreinte génétique, etc.) Tout le contraire du projet d’émancipation des futurs citoyens.

Une liste exhaustive serait encore longue.

Il y a donc une cohérence globale. Cette cohérence a un nom : capitalisme ultralibéral. Elle n’est pas le fait d’un complot des puissants contre le peuple, la conséquence d’une volonté d’exploitation sans limites des classes possédantes et d’une domination qui ne rencontre presqu’aucune résistance. Et cette domination produit sa propre légitimation en imposant une vision du monde et des « valeurs », une idéologie qui émane de tous les moyens d’information et de conditionnement. Le plus grave, c’est que nous, les salariés, en avons déjà intégré certains aspects. C’est là le piège. Il nous faut prendre conscience de ce que nous véhiculons nous-mêmes de cette idéologie. Évitons de nous tirer des balles dans le pied. Assumons, revendiquons et défendons l’École Publique, dans nos classes, devant les familles, face à la hiérarchie, dans la rue, devant la société…